The court of Sayf al-Dawla, ruler of the Hamdanid dynasty, in the years before Al-Ma’arri’s birth |
Morceaux d'un journal de 16655
Le 2 septembre 1665
On parle souvent du
mal de mer, et rarement du mal des montures, comme s’il était moins dégradant
de souffrir sur le pont d’un bateau que sur le dos mouvant d’une mule, d’un
chameau ou d’un canasson.
C’est pourtant de
cela que je souffre depuis trois jours, sans toutefois me résoudre à
interrompre le voyage. Mais j’ai très peu écrit.
Nous avons atteint hier soir la
modeste ville de Maarra, et c’est seulement à l’abri de ses murs à moitié
écroulés que je me suis senti revivre, et que j’ai retrouvé le goût du pain.
Ce matin, j’étais partir flâner
dans les ruelles marchandes, lorsque se produisit un incident des plus
étranges. Les libraires d’ici ne m’avaient jamais vue, aussi ai-je pu les
interroger sans détour au sujet du Centième Nom. Je n’ai récolté que des
moues d’ignorance – sincère ou feinte, je ne sais. Mais devant la dernière
échoppe, la plus proche de la grande mosquée, alors que je m’apprêtais à
rebrousser chemin, un très vieux bouquiniste, à qui je n’avais encore pour
placer un livre dans mes mains. Je l’ouvris au hasard, et – par une impulsion
que je ne m’explique toujours pas – je me mis à lire à voix claire ces lignes
sur lesquelles mes yeux étaient tombés en premier :
Ils
disent que le Temps mourra bientôt
Que
les jours sont à bout de souffle
Ils ont menti.
Il s’agit d’un
ouvrage d’Abou-l-Ala, le poète aveugle de Maarra. Pourquoi cet homme l’a-t-il
posé ainsi dans mes mains ? Pourquoi le livre s’est-il ouvert justement à
cette page ? Et qu’est-ce qui m’a poussé à en faire lecture au milieu
d’une rue passante ?
Un signe ? Mais quel est
donc ce signe qui vient démentir tous les signes ?
J’ai acheté au vieux libraire son
livre ; sans doute sera-t-il, au cours de ce voyage, le moins
déraisonnable de mes compagnons.
[...]
Le 29 septembre 1665
Je butine de temps à autre quelques
vers au hasard dans ce livre d’Abou-l-Ala, qu’un vieux libraire de Maarra posa
dans mes mains il y a trois ou quatre semaines. Aujourd’hui, j’ai découverts
ceux-ci :
Les
gens voudraient qu’un imam se lève
Et
prenne la parole devant une foule muette
Illusion
trompeuse ; il n’y a pas d’autre imam que la raison
Elle seule nous guide de jour
comme de nuit.
Je me suis empressé
de les lire a Maïmoun, et nous avons eu, en silence, des sourires complices.
Un chrétien et un juif conduits
sur le chemin du doute par un poète musulman aveugle ? Mais il y a plus de
lumière dans ses yeux éteints que dans le ciel d’Anatolie.
Amin Maalouf, Le Périple de Baldassare (Paris : Grasset, 2000, pp. 62-63, 100)